HELENE
Le premier mai à Apaux

 

" Je me voyais déjà ... "
" Ce Biquet, il a vraiment un très beau ... programme ! " commentent ses futures électrices.
" Pom, pom, pom, pom ! "
Et quel formidable slogan.

Le premier mai à Apaux, tout est fermé.
Ce n'est pas spécialement un manque d'Apaux, ce jour là c'est partout pareil, fête du travail oblige.
Bertrand redoutait cet évènement car il se trouvait la plupart du temps coincé dans un endroit qu'il ne connaissait pas et où il n'y avait rien à faire.
Et fêter le travail ce n'était pas son truc.

A Apaux, un matin désoeuvré.

Enfin il faisait beau et il partit se promener dans les rues normalement désertes.
Une vague rumeur lui parvint, entrecoupée de stridents coups de trompes et d'incompréhensibles discours crachés par des mégaphones déréglés.
Il comprit que c'était le traditionnel défilé.
D'habitude il ne défile jamais ou plutôt il se défile tout seul mais à la vue d'un joyeux groupe d'ouvrières en blouse bleue ciel, il changea complètement d'avis.
Pris d'un irrépressible besoin de solidarité et de fraternité, Bertrand se joignit au bruyant cortège.
Problème, il ne connaissait (et ne comprenait) pas les mots d'ordre, alors il ouvrait et fermait simplement la bouche tel un poisson asphyxié, en essayant de lire sur les lèvres de ses voisins.

 

Entraîné par la foule ...

Pour se donner une contenance (et un contenant), il se munit d'une pancarte que malheureusement il brandissait du mauvais coté, par pure distraction.
" Il y a un con tenant sa pancarte à l'envers ! " raillaient les camarades.
C'était toujours mieux que d'être seul, encore qu'au beau milieu de cette foule qu'animait et fédérait l'espoir de jours meilleurs et (ou) le désespoir des jours présents, il se sentait bien isolé.
Et désolé de ne pouvoir établir le contact avec la piquante brunette aux longs cheveux qui le précédait, aussi désirable qu'inaccessible, petite étoile prolétarienne encadrée par toute une rangée d'employés de sa société qui la tenaient fermement par les bras.
L'entreprise " Au petit Pot d'Apaux " fabriquait jusqu'à récemment des aliments pour bébés et des récipients pour leurs besoins naturels.
Victimes collatérales de la mondialisation, leurs emplois étaient partis à l'autre bout du monde où tout est moins cher et donc plus rentable pour les réactifs actionnaires.
D'où la colère d'Héléne (ses collègues l'appelaient ainsi), furieuse, échevelée et revendicatrice, il l'aurait bien vue sur une barricade, avec un drapeau (n'importe lequel), les seins nus comme dans une peinture du genre ... pompier.

" Vive la raie publique ! " crie notre séditieux lapin au milieu des lacrymogènes.

A coup sûr il l'aurait suivie, comme aujourd'hui.
Et escaladée, la barricade bien sûr, sa pétoire déchargée à la main, courant derrière l'exaltée sans-culotte*.

* sans-culotte : Je vous assure, c'est historique !

Mais sa rêverie ne menait à rien ... de concret.
Il se rappela à bon escient (c'est à dire juste à temps) cette lumineuse pensée d'un ancien maire de Lyon :
" Fixer des zobjectifs qui déterminent la stratégie. "

Son zobjectif, il l'avait devant lui qui chaloupait avec beaucoup de grâce au rythme forcé de la laborieuse rangée.
La sratégie restait toujours à définir.
Lapin.Blanc.Rapide décida d'attendre la fin de la manifestation et son inévitable dispersion en tapant fort impatiemment de ces grosses pattes sur le pavé.
Les R.G* locaux avaient un oeil sur lui, et ça grésillait dans les oreillettes :
" Bzttt ... un élément incontrôlé en queue (évidemment) de manifestation, on dirait un lapin blanc ... surveillez moi ça ... bzttt ... terminé ... bzttt " " Bzttt ... bien reçu, affirmatif, inconnu inconnu chez les lapins rouges mais nous le tenons à l'oeil fixe ... terminé ... bzttt "

* R.G : Rapports.Généreux, on les voit partout sauf là où ils sont, trop forts !

Bertand n'avait jamais été passionné de politique, il ne votait plus que Front Copulaire depuis longtemps.
On piétina encore un moment et voilà, c'était terminé ; une triste débandade, mais toujours pas de morues à l'horizon.

La belle Héléne et deux de ses copines, elles n'étaient plus guére de trois à cette heure démobilisée, s'étaient assises sur un banc, se fabriquant une beauté nouvelle.
" Alors Hélène, et les garçons ? " lançaient les ouvriers en passant.
On dirait du Emile Zola, plutôt du Gorgon, son frère méconnu.
Les ouvrières se recoiffaient ce qui rendit Bertrand tout chose.

Souvenirs du 1er mai


Le spectacle d'une jeune fille apprétant, organisant, rangeant avec des gestes sûrs et précis sa chevelure lui avait toujours paru l'essence même de la féminité, un point culminant dont il ne redescendait jamais complètement.
Ni sans émois, des mois durant.
A ces moments il était vraiment féministe, il était pour les femmes.
En même temps il était contre, tout contre comme aurait dit Sacha*.

* Sacha : " Distel ? " disent-elles ; non, pas lui.

Qu'importe, il voulait devenir " a working class hero ", même un court instant et briller à ces yeux noirs.

Bertrand s'empare d'un magazine mutualiste à l'abandon et d'un mégaphone cabossé, il se hisse ensuite comme il peut sur une borne à incendie ; puis se met à discourir (tout en articulant bien ce qui lui fait gagner du temps), sa voix est très amplifiée :
" IL Y A DES VACANCES QUI VOUS TRANSFORMENT
LA QUALITE DU TRAVAIL D'EQUIPE EST DETERMINANTE

Pour les beaux yeux d'Hélène, Bertrand se lâche totalement.

La foule dispersée, d'abord surprise, se rassemble à nouveau ; puis viennent les premiers commentaires :
" Il a raison ! Pourquoi on y a pas pensé plus tôt ! C'est un nouveau parti ? On dirait Nicolas Mulot, qu'est ce qu'il est beau ! Les lapins, ce serait plutôt vert (tendance carotte) ? "

Hélène est dans la foule qui le regarde, le garçon continue sa harangue :
" UNE CUISINE LOCALE TOUJOURS PLUS EQUILIBREE COMMENT EN BENEFICIER ?
CE QUI CHANGE POUR LES TERRITORIAUX : LES REGLES SE DURCISSENT
PLUS DE RIEN, MOINS DE TOUT VOUS ETES SATISFAIT ?
LA RETRAITE AUX FLANBY, C'EST POUR BIENTOT ! "

Bertrand sait manipuler les poules (pardon, les foules), il a bien étudié la gesticulatoire.

Soyez tristes !

Soyez gais !

" La retraite aux Flanby ! " reprend le peuple qui s'échauffe.
Son mégaphone explose, les filles crient, Bertrand est survolté et il conclut à la volée :
" LES TENSIONS PSYCHOLOGIQUES FONT EXPLOSER LES T.M.S COMMENT CONVAINCRE SON EMPLOYEUR ET GARANTIR LES EQUILIBRES AFIN D'INNOVER ET SE REGROUPER POUR SECURISER L'AVENIR ET ... ET ... BIERE PRESSION DANS LES LYCEES* !
On le tire par la manche, il se dégage.

" J'AI PRESQUE FINI ... IL N'EST PAS NECESSAIRE DE DESESPERER POUR ENTREPRENDRE, NI DE PARLER POUR NE RIEN FAIRE ... "

Tout le monde veut prendre la parole, c'est une grande confusion, le discoureur pose enfin son crachoir.

Parce que dans le fond (et dans le noir) il s'en branle.
Personne ne pourra le contredire, on applaudit donc Bertrand à tout rompre, surtout les lycéens.

* LYCEES: " C'est une mesure irresponsable et démagogique ! " s'insurge un responsable responsable que je tiens par la barbichette.

" Hourra ! Youpee ! Vive le lapin blanc qui nous a redonné l'espoir ! "
Des mains secourables de lapin l'aident à descendre de son inconfortable perchoir, on le félicite, le congratule, les gars veulent à tout prix lui payer à boire, certaines militantes lui font la bise, d'autres des avances, on le gave de cerises (c'est le temps), le garçon en est tout ému.
Seuls les sectaires font encore et touours la gueule traitant l'orateur de vilain petit connard antisocial qui perd son sang-froid, de hyène révisionniste, de charogne putride, de tout tout petit bourgeois ou de faux lapin provocateur.
On ne peut pas plaire à tout le monde.

A ce moment, on appuie doucement sur son épaule, Bertrand se retourne, c'est Hélène qui lui demande tout de go :
" Pardon camarade Lapin, je n'ai pas tout compris à votre discours ... "

" Moi non plus, rassurez vous ! " répond-il en remuant les oreilles.
" Est-ce que vous pourriez vous m'en préciser quelques points ? "
Elle est trop mignonne.
" Bien volontiers, mais appelez-moi donc Bertrand, pas de Lapin entre nous... qu'est ce qui n'était pas clair ?
A quel moment ? Vous connaissez Pâris ? Depuis quand ? C'est comment votre prénom ? "

Comme s'il ne le savait pas déjà !
Bertrand fait du gringue, du plat et de l'esbroufe à Hélène, il lui met le paquet et il l'emballe comme il faut.

 

Réflexions croisées

Hélène :
" Erreur. Il faut savoir respecter les rêves de ceux dont on partage la vie. "

W.S.R :
" Ecoute ... je n'ai pas envie de parler de moi, si tu me parlais de toi ? "

 

" Hélène, c'est joli comme une poire, belle Hélène, et vous savez comment on appelait les grecs auparavant ? "
Il en pince, c'est sûr, et il la la pince :
" Ici est l'aine*, ne l'oubliez pas ! "
C'est parti, Bertrand ne s'arrêtera plus ...

 

Après son triomphe, Bertrand se retire rapidement ... de la vie politique.
Pour le reste il n'est pas pressé et il circule donc tranquillement au bras de son apaulésienne entre les canettes vides et les banderolles déchirées.

" Bzttt ... il ne faut absolument pas le perdre ... à toutes les unités ... le lapin blanc bande à part, je répète, le lapin blanc bande à part, et il est foutrement rapide ... renseignez-vous aussi sur une certaine Hélène Dilion ...Pas Delion, Dilion, le suspect tente de glisser un message dans sa culotte, ce doit être important ...
Ajax, Hector, Achille, Castor et Pollux et le gai Pâris, à toutes ces unités, rassemblement au point G ... bzttt ...
Nous passons le relais au S.A.N.D.E.Q.U.E ... terminé ... bzttt "
L'anarchiste lapin avait voulu se mêler de politique, on allait s'occuper de son cas grave...

Mais pour l'instant, c'est lui qui avait le pompon*, et la pomponette.
Et tout ça sans démagogie, juste avec la simple et insinuante persuasion.
Pas mal pour un timide !

* pompon : Une sorte de " spoutnik " vermillon.

 

Aperçus

A Apau, toutes les chattes sont gris
Même le jour
Sans raisons particulières

 

 

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