Problèmes
d'éthique

Le personnel de la Fondation était réunie pour un brunch salé* (sucré, c'est un crunch) gargantuesque, nous étions tous là à nous empiffrer quand Mordicus, notre directeur, se leva, très digne et pâle, au milieu des plaisanteries les moins fines.
Il demanda un peu de silence puis nous annonça gravement :
" J'ai un problème d'éthique. "
Eclat de rire général, tout le monde croyant à une facétie directionnelle, Guy Mollet faillit s'en étrangler avec une cuisse de poulette, on lui tapa dans le dos avec ardeur.
" Ah, ah, ah, vous nous avez fait peur, on a cru que c'était sérieux, un vrai problème du genre dégâts des eaux usées ou panne des sens générale. "
Seule Miss Clitorini restait inquiète :
" Je n'aime pas ces bêtes répugnantes qui donnent tant de maladies* "

* maladies : En particulier celle " de Lime " dont notre dirigeant présentait les avantageux symptômes.

" Allons lâcher du lest éthique ! " s'écria Peldugland l'humoriste en se dirigeant vers les toilettes.

Mais ce n'était pas une blague, impossible de dérider Mordicus :
" Ne riez pas, j'ai vraiment un problème d'éthique ... "
" Mais pourquoi spécialement aujourd'hui ? " demanda Octave des Obres en se lêchant les doigts.
" Parce que ce matin, Boudulle est mort subitement, son pinceau à la main. "
Un silence gêné s'ensuivit uniquement troublé par une polyrythmie masticatoire.

* Boudulle : Sauvé des eaux une première fois, le petit Boudulle détestait depuis l'aquarelle. Il s'essaya à une nouvelle culture très expérimentale, celle des aux dormants. Ail, ail, ail, nouvel échec, l'artiste en herbes (de Provence) avait depuis pris refuge dans une pratique grasse et ascétique, la peinture à l'huile de coude espagnol.   Par exemple.

Un pragmatique s'interrogeait après son rot :
" C'est très dommage pour lui mais qu'est-ce qu'on peut y faire, à part envoyer des fleurs ... "
" Bidulle, pardon, Boudulle, ce n'est pas celui qui nous avait laissé la grande peinture sur faux-bois ? "
Si, c'était bien lui et maintenant on regrettait amèrement d'avoir coupé son don en quatre, comme un cheveu, afin de mieux le " ranger " quelque part à la cave.

" Adieu seaux, bâches, cotons, U.V ... " soupirait Guy Mollet. " Laisse tes tics au vestiaire ! " lui conseilla le confusioniste qui s'en mordait les couilles de dépit. Le directeur poursuivait sa rêverie solitaire : " Il a déjà atteint la cote d'alerte, et il va monter encore et encore ... Jusqu'où ? " On fixait cet indicateur imaginaire quand Paul (le gardien) revint en portant un des panneaux survivants.

Une fois dépoussièré on pouvait bien voir que le morceau d'oeuvre n'était pas signé. Mordicus s'empara d'un feutre épais et inscrivit dans la partie qui deviendrait donc le bas à droite : Boudulle 2014. L'action painting dirigeante, et diligente.   " 2014 ? It's impossible, il ne va pas continuer de peindre après sa mort* ! " " Il pourrait au moins revenir signer ! " commenta un sarcastique. Le directeur sursauta : " c'est ça l'idée : Boudulle sort de sa tombe pour finir son travail, à la Fondation Gellipane, en gros ! "

* mort : Qui n'est plus la fin de tout, c'est même le début d'une nouvelle carrière post-mortem et post-moderne, courte mais envahissante.
On se bouscule devant les écrans pour parler du " disparu ", si jeune, évidemment, en pleine gloire, c'est parfait, car pour bien disparaître il faut d'abord être visible.
Sinon personne ne s'en rend compte.
Chacun déplorant évidemment l'indécent déballage auquel il est en train de se livrer.
Vous n'êtes plus nulle part, mais vous êtes partout, c'est un des plus grands miracles abscontemporains.

" Un artiste revenant ? Personne ne croira à une connerie pareille ! " signala un extra, lucide. Mordicus soutenait mordicus le contraire : " J'ai bon espoir, par faiblesse morale, ennui chronique ou simple distraction, on préférera toujours croire à n'importe quoi plutôt que de ne croire en rien. Il faudra juste éviter de montrer les panneaux ensemble. " - splatch - Passant par la fenêtre entrouverte un petit objet volant non-identifié avait traversé la salle avant de s'éclater sur notre spéculatif trésor en une énorme tache rouge. - splatch - splatch - Invendable !

Peldugland était vert, le directeur cramoisi avec une touche d'orange sur les pieds, Octave des Obres recouvert de son habituel ciré, s'approcha de la fenêtre qu'il parvint à fermer sous un déluge de préservatifs gonflés de belles nuances.
" Venez-voir, les couleurs manifestent encore, nous sommes cernés (et ça, c'est bon pour un dessinateur) ! "
A travers les vitres dégoulinantes on pouvait voir le chatoyant cortège passer devant la Fondation.
Les couleurs primaires marchaient devant, c'est normal, puis les complémentaires (avec beaucoup d'assurances) et toute la foule bigarrée des demies-teintes, des thons chauds et froids que titillaient de délicates aquarelles, sans os.
" La couleur c'est lavis ! "
En rose sûrement.

" Hissez les couleurs ! Taratata ! Hissez nos couleurs ! "
Seules ?

On apercevait aussi des petits groupes de pigments poudreux et bourratifs, mais curieusement, peu de pastels gras.

Le mouvement s'effriterait-il déjà ?

Une capote violette (de Parme) frôla l'épaule du plastichien.
Les prostituées du boulevard voisin s'étaient jointes au défilé.
Pourquoi ?
Mystère chromatique, mais ces fortes dames noires ne faisaient pas dans la nuance.
" Tous putains ! " criaient-elles tout en fournissant, comme de bonnes cantinières, les munitions élastiques.
Des bandes de jaune (pardon, de jeunes) fluos et acidulés fermaient la marche, munis de frondes de nylon ils bombardaient sans relâche la façade.
" Bande de taches ! " leur hurla Peldugland le réformiste.
" Ne les excitez pas, sinon ils risquent d'en mettre une deuxième couche. " lui conseilla le boss avec du bleu partout.
" Faites chanter les couleurs ! Faites chanter les couleurs ! "

Le tumulte diminuait lentement, le faux-Boudulle était devenu un vrai arc-en-ciel et le nouveau Paul, un arlequin expressionniste de la pire période.

" Soyez haut en couleurs, soyez haut en couleurs ... " La manifestation s'éloignait, laissant derrière elle un sillage gris et quelques poubelles renversées. Il allait falloir tout nettoyer. " Pffou, encore des problèmes d'éthique en perspective ... " soupira P.le fataliste. " En tout cas ils nous ont bien refaits la façade, et pour pas un rond ... " appréciait Mordicus en voyant dans la glace sa chère Fondation transfigurée.