LES FROMAGES

Conte à dormir assis : AVENTURE DANS LES OUBLIETTES

 

Les hérauts sont déjà fatigués à force de louanges.

Avant de rendre son âme au diable qui l'attend impatiemment, le dragon Trouduque a vomi tout son quatre heures.
Parmi les différents morceaus tejetés, Fourme retrouve sa fourme presque intacte et joliment recouverte de moisissures roses.
L'odeur est maintenant indéfinissable, n'évoquant plus rien de connu.
Pour la population entière l'écuyer est devenu " Fourme qui pue ", son seul titre de gloire.
Mais on parle beaucoup de lui et d'une éventuelle sélection pour la prochaine croisade.
Des rumeurs de transfert chez les Chevaliers Tectoniques circulent toutes cuirassées d'incertitude.

On fabrique à la hâte des cottes de mailles à l'effigie du héros tandis que sa chanson de gestes fait un tabac dans les tavernes.
Les boulangers vendent même des " Fourmettes " au miel aux quelques survivants de la mortalité infantile et de la peste noire, bref Fourme fait un " buzz " merdiéval.

Sur ce fragment d'ex-voto de bois peint mangé par les vers arraché sans précautions au plafond du manoir ancestral.
Une main illetrée a tracé ces quelques mots :
" Ambert è kontre tou " , charmant lambeau d'un culte populaire pré-anarchique.

 

Kaissaouti a profité du bouleversement général pour se nommer écuyer trouvant cet état bien plus satisfaisant que la sombre misère de la servitude.
Le voici dans ses nouveaux atours, pour une fois l'ascenseur social a fonctionné.
L'ex-dresseur a libéré ses fourmis savantes et en a profité pour changer de nom et de haillons, il veut maintenant qu'on l'appelle Bananon.

" Et pourquoi pas Prince Bananon ? " ironise facilement Fourme.
" Serf, c'est le vice assuré ! " plaide l'impétrant pour jusifier la dépense.
" Soit, mais seulement écuyer remplaçant ! " a bien prévenu Fourme du Cantal où il vient juste d'arriver pour qu'on l'applaudisse à tout rompre les pennons*.

* pennons : Habituellement de Lyon.

Fourme parcourt l'Auvergne profonde sous les acclamations, partout on lui jette du vin de noix et du charbon pour l'hiver.

" Veille bien sur ma fourme ! " écrit-il régulièrement, son inquiétude n'était pas irrationnelle, quelques jours plus tard le précieux fromage à pâte pressée avait disparu.
" Mon gentil seigneur, je crains d'avoir fait une bourde ... " annonce avec douceur Bananon au retour de Fourme de Monbrison où l'écuyer triomphant était allé se faire bien voir des beautés* locales et se faire bénir par Léburne l'évèque du lieu.

* beautés : Au premier rang desquelles la petite Buchette de Mézinque qui en est toute ramollie.
Comme elle n'a que treize ans, Fourme décide d'attendre qu'elle se fesse (pardon, se fasse) un peu.

Les gentes (ou pas) dames essaient d'attirer l'écuyer en lui proposant une petite bourrée* sous les gracieux chapiteaux de pierre.
" J'ai deux grands boeufs dans mon étable ! " lui confie hardiment une bourgeoise mamelonnée.
Bref c'est dur de conserver toute sa pureté.

* bourrée : Cela reste l'activité principale durant le long et sombre hiver ; il en existe de plusieurs sortes : la petite, dite de basse-cour ou de proximité, la moyenne appelée aussi " fouchtri-fouchtra " ou encore " Puy de Dôme ??? " et la grande bourrée dominicale juste après matines et avant toute chose.

Oyons donc la suite de notre chronique des temps hippomobiles.

" Volée par Une entité ! " répète le pauvre Bananon sous un déluge de taloches.

" Une quoi ? " questionne Fourme hors de lui.
Le tout nouvel écuyer s'explique comme il peut avec ses mots simples :
" Il a une grosse tête toute ronde, une blouse blanche et des mains en forme de louche ... Et il s'est enfui par là ! " conclut-il enfin en désignant l'entrée à demi-écroulée d'immondes oubliettes pleines de bouse.

Fourme qui pue vient de réaliser toute la félonie : " c'est le maître-fromager, tel un insecte associal il dérobe les fromages afin de les empiler dans une cave où il finit de les affiner pour son propre gousset. "

Un coupable tout trouvé, n'allons pas chercher plus loin.

" C'est horrible ! " s'écrie Bananon complètement dépassé car il n'a pas tout compris ; Fourme boit un coup de lait cru, il doit tout réexpliquer alors que le temps s'écroule (pardon, s'écoule) comme la fourme raptée.

" Mon pauvre Bananon, tu devais encore être aux latrines le jour où notre créateur (loué soit-il) distribuait l'intelligence. "

L'héritier des d'Ambert peut être sarcastique.

Le tout nouvel écuyer ne perçoit pas l'ironie du propos, tant mieux ; il pense même pouvoir maintenant rentrer chez lui montrer sa jolie livrée.
" Bon, ben puisque c'est comme ça et qu'il se fait tard ... " dit-il en faisant mine de s'éloigner.
PAF !!!
Fourme a cassé sa hampe en tapant un grand coup sur la tête de Bananon.
Ce dernier se relève titubant en se massant le haut du crâne, il articule péniblement :
" Pas sur la tête seigneur ... "
" Souviens-toi du vase de Soissons ! " lui conseille mystérieusement Fourme en lui tendant un primitif masque à gaz.

Après avoir enfilé à son tour un heaume rembourré (le " sweet heaume " des anglois pillards) aux narines de fer soigneusement obturées, Fourme qui pue donne le signal du départ et précédé d'un Bananon pas rassuré s'enfonce dans le petit trou nauséabond ...
Voix en partie étouffées :
" Même avec un masque c'est terrible ... "
" Du courage Bananon, il faut souffrir pour être ... "
Leurs voix s'affaiblissent encore :
" Pour être quoi ? "
" Fourme je suis ... "
Après on n'entend plus rien.

Leur dernière image animée, Bananon en a profité pour repasser derrière.

Depuis plus aucune nouvelle jusqu'à ce matin froid de décembre 1955 où monsieur Paul Fourmarier, un savant belge spécialiste de la schistosité des sols, retrouva notre duo fossilisés au lieu-dit " Les Hérommoïdes " dans une grande salle souterraine toute voûtée par l'âge.

Parfaitement conservés comme les centaines de fromages (des fourmes principalement) posés sur les longues banquettes de pierre entourant la pièce.

Un vrai rêve de souris.

Bananon tient un morceau de la fourme convoitée, l'exploit pouvait être comptabilisé.

Les héros semblaient curieusement heureux comme tout au long de leur aventure.
Les temps étaient durs mais l'humeur restait joyeuse.
Cette leçon vaut bien un fromage.

Epilogue piquant

Il y a une explication à tout, c'est le principe.

Nous avons donc interrogé un autre savant, le professeur Jean Mouldeu spécialiste aussi universel que la pince.
Après études et analyses sérieuses, le scientifique a conclu ceci :
" ... De tout ça nous déduisons que les deux aventuriers moyenâgeux ont été conjointement victimes des piqures d'une mouche zézé taupe (donc souterraine), cet énorme diptère tropical* inocule à ses victimes une invincible langueur monotone qui les fossilise sur place ... "

" Quelle est donc cette mouche posée là sur ta bouche ? "

Trop tard, Bananon est parti au pays des songes, c'était un manant sympathique.
" Mais qui manquait cruellement d'initiative. " commente Fourme qui baille à s'en décrocher le baudrier.
Une petite sieste s'impose d'elle même...

* tropical :
" Et que fait donc ce résident habituel des plages à cocotiers sous ces latitudes froides cher professeur ? "
" Fastoche, l'activité résiduelle des volcans mal éteints produit assez de chaleur sub-granitiques pour que se développent ces ignobles larves. "
Et voilà quand on cherche, on finit par trouver.
Tout est dans le rapport médico-légal (le goût !).

Un fromage passe impressionné.
Ce n'est qu'une illusion, c'est le maître-fromager qui le porte au bout d'une pique.

Lui aussi aurait donc survécu ?

 

 
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